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FAIR PLAY

LES FOUS DU STADE Après avoir exploré le thème du travail et des loisirs, Muriel Bordier s'attache aujourd'hui à traiter celui du sport, à travers une série de photomontages qui mettent en scène certaines de ces disciplines. Comme d'habitude, son regard acéré est impitoyable, mais toujours avec cette distance, cet humour qui la caractérise bien. On sent que cette photographe éprouve un malin plaisir à mettre en situation ses " sportifs ". Elle aime à maltraiter ou à rendre ridicules ces petites créatures qui sont tels des insectes qu'elle observe à la loupe comme l'artiste-entomologiste qu'elle est. Les situations sont absurdes ou cocasses et souvent poétiques, - un passage pour piétons traverse une piste de course, ou des avirons sont juchés sur des roulettes. Quant à ses nageurs, ils ne mettent pas un orteil dans l'eau - Le coup d'oeil de notre photographe est narquois et inventif. Nous sommes sans cesse dans l'artifice. Chaque saynète fonctionne selon ses propres lois qui sont totalement irrationnelles. Et si le football était l'affaire des jardiniers et le basket celle des plombiers ? Muriel Bordier biaise toute relation à la réalité. Elle use à plusieurs reprises du procédé de la transparence cinématographique pour enrichir ses espaces et surtout les fausser. Ses trouvailles visuelles sont nombreuses et plus ou moins heureuses. On la sent ainsi particulièrement inspirée par la figure des canoës qu'elle place sur tréteaux, dans un carrousel, ou alors, de façon très séduisante et poétique, formant des éoliennes. Cette photographe se laisse de plus en plus aller à un langage surréaliste. Sa fantaisie ne semble pas avoir de limites - Les filets sont troués, les vélos d'appartement se font la malle, les tireurs ont une manière bien à eux de communiquer à distance - . Ce petit monde est gai sans l'être, car cela grince aux entournures. On voit bien que quelque chose déraille sur cette terre... De même, le rapport à la nature est problématique. Celle-ci semble pécher par un excès de domestication. Elle constitue une sorte de jardin comme le sont ces îlots pour les vététistes, forcément inadaptés et trop petits. L'homme est décidément coupé de la nature. Il vit dans un monde artificiel, factice. D'ailleurs il est plus tourné vers l'intérieur que l'extérieur. Les saynètes de Muriel Bordier décrivent en réalité un espace plus virtuel que réel. On peut même dire que cet espace est avant tout cérébral. Même s'il y a dans ces situations comme un va-et-vient entre l'intérieur et l'extérieur, seul l'intérieur compte vraiment. Ces lieux sont troublants car vastes mais d'autant plus universels. Les hommes constituent des échantillons humains, interchangeables et génériques. L'humain est prisonnier d'un monde plus mécanique que naturel. Même de simples skate-board se transforment en des engins téléguidés. En outre l'individu devient lui-même une machine, l'un de ses rouages. Il y a en effet quelque chose de très mécanique chez lui, y compris dans sa manière de nager. Aucun sportif ne se démarque vraiment des autres, même sur les podiums. Muriel Bordier met en vérité le doigt sur cette contradiction : à la fois elle stigmatise l'individualisme forcené de ses contemporains et en même temps elle critique une attitude grégaire qui fait que chacun suit une même mode, un même mouvement. Muriel Bordier met aussi à mal les valeurs généralement célébrées par le sport : le goût de l'effort, le dépassement de soi, l'excellence. Ses gymnastes font des exercices au fond de transats et en général, ses sportifs ne transpirent pas. Les boxeurs se battent d'abord contre eux-même et les coureurs au grand jamais n'atteignent la ligne d'arrivée... Si ces dieux du stade ne triomphent pas c'est parce qu'ils sont fous. Ce sont des hommes aliénés par une société déréglée. Chez cette artiste certes l'humour désamorce toute excessive gravité, mais la satire est bel et bien présente. Son monde dérange parce qu'il nous tend un miroir à peine déformant. D'aucuns pourraient n'y voir que des jeux amusants et gratuits, mais ce serait être aussi aveugle que ces personnages réduits à l'état de pantins. Muriel Bordier questionne sans cesse ce qui fait notre humanité et nous met en garde contre les méfaits de nos sociétés modernes qui à la fois hypertrophient nos égos, et nous déshumanisent, ce paradoxe qui est au coeur de notre XXIième siècle. L'homme d'aujourd'hui serait plus aliéné que maître de sa vie et l'omniprésence du virtuel dans notre vie change la donne en dématérialisant notre monde. Chez cette artiste il n'y a plus de champions, donc plus de modèle. La machine tourne à vide. L'idée de compétition est déplacée. On courrait après le sens et les valeurs, en vain. Muriel Bordier nous fait sentir avec ses sportifs les carences d'une société qui se cherche encore, car les repères font défaut. Le bateau semble naviguer sans capitaine, et je le redis, les dieux du stade sont devenus fous. Ce constat, si juste, aurait quelque chose d'effrayant, s'il n'y avait chez elle, cette volonté d'en parler avec légèreté, ce qui n'exclut nullement la profondeur du propos. Céline Raymond

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